Découvrons à travers plusieurs esthétiques et foyers musicaux, cette figure héroïque. Il sera fait illusion ici à certaines caractéristiques du fontionnement humain telles que les compositeurs semblent les décrire dans leurs oeuvres.
De la figure romanesque
Il y aurait deux types de figures romanesques. Celles dont la consistance serait suffisamment souple pour permettre de multiples ré-interprétations et enrichissements, puis celles dont la personnalité bien trempée exprimerait tout son contenu dès sa création. Des deux catégories, aucune ne l’emporte sur l’autre. Il y a matière à dire à travers tout personnage, quel que soit son profil. C’est la relecture qui pose un défi de nature différente selon que l’on se situe du côté de la malléabilité, comme c’est le cas de Don Juan, ou du côté de la figure immuable, comme l’est celle, aussi triste que le gris de son armure quoique haute en couleurs, de Don Quichotte.
Du rayonnement de la Triste Figure
Le héros improvisé chevalier naquit dans des circonstances floues sous la plume de Miguel de Cervantès, aux alentours de la charnière du XVIe et du XVIIe siècle. Alors qu’une vague de peste noire ravageait la population andalouse, l’auteur aurait songé aux aventures du Chevalier à la triste figure lors d’un séjour en prison. De la publication madrilène de la première partie du récit (décembre 1604) à celle de la deuxième partie (octobre 1615), une décennie aura passé. Depuis, en l’espace de quatre siècles, la notoriété du personnage n’aura cessé de croître, en Espagne tout d’abord, en Europe ensuite, puis dans le monde entier ; et si nombre de romanciers, de cinéastes et de poètes se sont inspirés du Don Quichotte « original » - parmi lesquels Dickens, Flaubert, Dostoïevski, Orson Welles ou encore Paul Morand -, et si Freud s’empare à son tour du héros - lui assignant par là-même autant de valeur qu’aux personnages de la mythologie grecque ou de la Bible -, des compositeurs se sont également attachés à adapter en musique quelques aventures « choisies » de Don Quichotte, sans omettre la présence du fidèle Sancho Pança.
Courir après les mirages
L’oscillation entre rêve et réalité constitue l’invariant des adaptations de Don Quichotte. Pour autant, les situations peuvent varier beaucoup. Sous un habillage comique, sérieux, sympathique ou tragique, se trame telle aventure fantastique, telle histoire d’amour ou tel drame personnel. L’idée de la quête de l’idéal, chère à Jacques Brel, de l’inaccessible, de l’inaccomplissement, aussi, crée du tragique si elle est prise au sérieux, du comique si elle est décalée. Chaque fois, pourtant, il s’agit de questionner notre rapport au monde, de faire écho au moteur vrai qui nous fait nous accrocher à certaines choses coûte que coûte quitte à passer à côté d’autres, de ce qui participe à notre façon de nous accommoder de notre vécu et d’en faire du combustible à vivre. Ce serait l’origine masquée de cet instinct de survie qui apparaîtrait soudain à Don Quichotte, passée sa défaite, et que Cervantès résumerait par « mourir sain d’esprit et vivre fou ». Du reste, parmi tous les artistes qui ont été attirés par cette figure romanesque nettement forgée, certains sont parfois allés jusqu’à s’identifier à elle.
Michael Kennedy opère un rapprochement entre la partition de Don Quichotte et la maladie mentale de la mère de Richard Strauss. Dans son argumentaire, il montre que l’aspect de l’affection mentale que Strauss érige en principe de composition, c’est la dissociation. Or cette façon caractéristique de se couper d’une partie de sa propre réalité, de réprimer son propre ressenti comme on s’amputerait d’un membre, ou de faire en sorte qu’une partie de soi ignore la souffrance des autres parties, le compositeur en était également atteint. Strauss en faisait même une obsession, une conduite de vie - ce qu’il désignait lui-même comme l’intention de « chasser ses idées noires ». Et ce qui était interdit à la conduite sociale explosait en musique.
Les éruptions volcaniques dont parlait Gustav Mahler au sujet de Salomé et la dissociation que souligne Michael Kennedy sont l’évidence dans le Don Quichotte de Strauss. Il n’est que de considérer le Prologue au cours duquel se superposent peu à peu des éléments antagonistes mais pourtant indispensables les uns aux autres. On peut être choqué par les frottements ou entrechocs des idées musicales et saisir en même temps que cela exprime à merveille la fragmentation progressive de l’unité psychique. Les contradictions du personnage de Don Quichotte, les chamailles avec Sancho Pança, les affrontements avec les autres personnages, tout cela saute aux oreilles. Or dans cette œuvre, tout n’est pas que violence. L’émerveillement s’invite tout autant, avec la célèbre utilisation d’une machine à vent dans l’épisode du voyage dans les airs (Var. VII), la simplicité, aussi, dans l’épisode où le héros recouvre sa lucidité (début du Finale), mais sont encore exprimés l’humour (épisode des moutons, Var. II), la séduction, le fantastique, le grandiose, le sarcastique.
La palette de Strauss se fait aussi savante et variée qu’est riche le personnage inventé par Cervantès. Ce que Strauss éprouvait au fond de son âme, il l’exprimait en musique ; et ce qu’exprime la figure de Don Quichotte, Strauss le portait en lui. A ce sujet, citons Michael Kennedy : « Ceux qui ont des oreilles pour entendre ce qui se situe au-delà de la pure universalité, de l’intelligence et de la poésie de la partition, découvriront [le] vrai visage [de Strauss] ».
STRAUSS, Richard (1864-1949)
Don Quichotte, op. 35 : variations fantastiques sur un thème de caractère chevaleresque,
Romance pour violoncelle et orchestre en fa majeur, Lieder (2)
Felicity Lott, soprano ; Raphaël Wallfisch, violoncelle ; Scottish National Orchestra ; Neeme Järvi, dir. (enr. 1988)
3 STR 26
Sinfonische Dichtungen fur orchester, band II
Mort et transfiguration ; Till l’Espiègle ; Ainsi parlait Zarathoustra ; Don Quichotte
3STR 37
KENNEDY, Michael
Richard Strauss : l’homme, le musicien, l’énigme
trad. de l’anglais par Odile Demange
Fayard, 2001
780.92 STR BIO
Plutôt que d’adapter Don Quichotte en musique, Jordi Savall préfère rendre au roman de Cervantès toute la musique qu’il contient. Car de musique, il en est abondamment question dans Don Quichotte.
Jordi Savall insiste sur la grande connaissance que Cervantès avait de la musique de son temps. Dans le roman, cela se traduit par la présence constante de poèmes à chanter issus de la tradition médiévale. Le récit, en s’ancrant dans la tradition vivante de la narration chantée, procède de la mise en abyme - le narrateur récite une histoire à caractère chevaleresque dans laquelle des narrateurs récitent des histoires de même sorte. Car au XVIIe siècle, la chanson de geste et le romance (le terme espagnol romance se traduisant en français par chanson) sont encore très connus et pratiqués. Aussi, quoi de plus normal dans le fait que Don Quichotte s’adonne et se laisse influencer par des lectures épiques ou chevaleresques ! Quoique ce soit au point que l’entourage du héros fomente de réduire en cendres la bibliothèque, l’Ingénieux Hidalgo travestit la réalité de sa vie à l’aide de récits connus de tous, lesquels vantent les aventures de héros historiques ou imaginaires tels Charlemagne ou Merlin l’Enchanteur. Du reste, qui, comme Don Quichotte, n’a jamais joué au prince ou à la princesse ? Sauf que parfois, plutôt que de participer à l’élaboration du « je », le « jeu » divise l’esprit ou l’enferme dans une bulle de fantasmes.
C’est ainsi que Jordi Savall propose dans son enregistrement non pas les passages les plus connus, mais ceux contenant des romancès. Au final, le récit, considérablement écourté quoique remanié dans un grand esprit de fidélité au texte original, apparaît sous un jour inattendu. Dépouillé du caractère fantastique des épisodes des moulins à vent, des outres de vin, du voyage dans les airs,il touche au cœur par la sincérité et la beauté qu’il dégage.
CERVANTES SAAVEDA, Miguel de (1547-1616)
Don Quijote de la Mancha : Romances y Musicas
Hesperion XX ; Jordi Savall, dir. (enr. 2005)
303 DON
Ravel ne savait pas alors qu’il signait la dernière œuvre de son catalogue. L’accident de voiture n’avait pas encore eu lieu, la maladie ne lui avait pas encore ôté le langage - tant écrit qu’articulé -, l’opération chirurgicale n’avait pas été pratiquée, le coma ne l’avait pas envahit, la mort pas encore emporté.
En cette année 1932, Ravel multipliait les concerts et songeait à une adaptation scénique d’un des Contes des mille et une nuits. Une firme cinématographique le contacta à ce moment au sujet d’un Don Quichotte que réaliserait Pabst. L’histoire est connue, la firme passa commande de la musique de film à plusieurs compositeurs, dont Manuel de Falla, Darius Milhaud, Marcel Delannoy et Jacques Ibert, sans avertir aucun d’entre eux que les autres avaient été contactés. La partition retenue fut celle de Jacques Ibert. Ce dernier, apprenant le subterfuge, se sentit coupable qu’on ait préféré sa proposition à celle de Ravel. Le film de Pabst, sur des dialogues et poèmes de Paul Morand, sombra dans l’oubli. Foin de Chaliapine et de son rôle de Don Quichotte ! La musique de Ravel passera quant à elle à la postérité ; mais cela pas sans que la mort ne s’en fut mêlé, car après l’accident de taxi et le surmenage des deux années précédentes, une affection cérébrale rendra le compositeur peu à peu incapable de dessiner la moindre note ni de fixer la moindre idée musicale. Maurice Ravel s’en fut quelques jours après son sortir du coma, empli de rêves inachevés, le 28 décembre 1937.
Le triptyque Don Quichotte à Dulcinée renoue avec l’inspiration espagnole qui avait par le passé tant enrichi le langage ravélien. Et quelle inspiration, quel naturel, à mille lieues des audaces des trois Poèmes de Mallarmé ou des Chansons madécasses ! La figure de Don Quichotte ne se réduit pas au plaisir enfantin d’un compositeur trop heureux d’écrire de la musique pour le cinéma sur un sujet qui le taraudait depuis longtemps. La métrique irrégulière et entraînante de la quajira, la prière sincère du zortzico, la lourdeur joyeuse et calculée de la jota font de Don Quichotte, en ce triple éclairage, un personnage bon vivant, éprit de lyrisme, d’amour et de défi.
RAVEL, Maurice (1875-1937)
Mélodies
Bernard Kruysen, baryton ; Noël Lee, piano
Histoires naturelles.Un Grand sommeil noir.Ronsard à son âme. Rêves.Cinq mélodies populaires grecques. Deux mélodies hébraïques.Sainte.Don Quichotte à Dulcinée.
3 RAV 31
L’Art du chant : les voix d’or du siècle
Björling / Callas / Caruso / Chaliapin (...)
Christian Labrande, réal. (1996)
399 ART
Le livret du Don Quichotte de Massenet n’est pas une adaptation du roman de Cervantès, mais celle d’un drame héroïque signé Jacques Le Lorrain. L’intention de Massenet était de transformer ce Chevalier de la longue figure en comédie et, de fait, l’argument du livret d’opéra, réalisé par Henri Cain quoique nombre de vers soient de la main de Massenet, s’éloigne considérablement du récit de Cervantès.
Ici, le poids du tragique repose non pas sur les épaules de Don Quichotte, mais sur celles de Dulcinée. En effet, la course aux rêves du héros, loin d’être remise en cause, se voit transmise comme héritage intellectuel à Sancho Pança, tandis que l’héroïne ne trouve pas la force morale de bouleverser les habitudes sociales qui la minent. Cette aventure oppose les amourettes d’une femme, certes noble, mais encore enfant, à la quête sublimée d’un redresseur de tords, et mythifie l’abnégation du héros face à l’incompréhension. La lecture de l’intrigue est cependant brouillée. L’épisode mystique au cours duquel Don Quichotte récupère le collier après avoir atteint l’illumination paraît trop poussé pour être crédible tandis que, du côté de Dulcinée, les enfantillages manquent singulièrement de force. C’est que l’intrigue de ce Don Quichotte constitue le détail d’une autre intrigue, plus grande et plus personnelle.
Brigitte Olivier décrit Don Quichotte comme le paradis du monde intime de Massenet. Ce dernier aurait tenté de construire, au fil de ses opéras, un monde en soi nécessitant de remodeler des événements réels ou inspirés de périodes historiques pour les accorder à ses désirs poétiques. Aussi, le souci de Massenet n’était pas la fidélité aux œuvres originales, mais à ce qu’il portait en lui. Serait-il de trop de prétendre que le compositeur aurait réalisé, tout au long de ses œuvres scéniques, un monde semblable à la personnalité de Don Quichotte : segmenté, fantasmé, mais intimement cohérent ?
MASSENET, Jules (1842-1912)
Don Quichotte : [opéra] comédie héroïque en 5 actes
Térésa Berganza, mezzo-soprano ; José van Dam, baryton ; Alain Fondary, baryton [...] ;
Chœurs et Orchestre du Capitole de Toulouse ; Michel Plasson, dir. (enr. 1993)
3 MAS 35
OLIVIER, Brigitte
Jules Massenet : itinéraires pour un théâtre musical
Actes Sud, 1996
780.92 MAS BIO
Compositeur méconnu, Viktor Ullmann fait partie de ces artistes exterminés en camp de concentration. Il aura été incarcéré au camp de Theresienstadt de novembre 1942 à octobre 1944. Pendant ces deux années, et juste avant son transfert à Auschwitz où il sera aussitôt gazé, Ullmann aura griffonné plusieurs œuvres sur des bouts de papier, la plupart rendus illisibles par les ratures et le temps. Le chef d’orchestre Bernhard Wulff s’est dernièrement fait un devoir de reconstituer les œuvres pour lesquelles il y avait suffisamment d’éléments utilisables.
Le tragique ne ressort aucunement des œuvres écrites par Ullmann lors de son passage dans les camps - c’est-à-dire qu’il n’y a pas plus de tragique dans ses œuvres que ce que réclame les sujets abordés. Ullmann, malgré l’omniprésence de la mort et ce, dans des conditions de vie insupportables, a su préserver ses objectifs de compositeur pour concevoir des œuvres qui, d’une part, ne trahissent pas le contexte de leur écriture et qui, d’autre part, participent à son évolution stylistique.
Les harmonies brouillées quoique jamais immobiles du début de la partition s’animent progressivement. La danse, stylisée au point d’en être méconnaissable, n’impose pas de rythme ; elle semble n’être qu’un prétexte, un moyen de symboliser, dans le jeu à deux proposé par le fandango, la relation à l’autre. Cette relation imprègne le récit lui-même, c’est-à-dire que les actions mimées par la musique sont en même temps une lecture psychologique de la figure de Don Quichotte. L’homme, ses actions, sa façon de regarder le monde, d’y projeter ses démons tout autant que ses attentes, tout cela s’emmêle, s’intensifie, retombe et conclut dans un éclat. Finalement, cette ouverture ressemble à un poème symphonique, dans la droite ligne des compositions de Scriabine ou de Szymanowski, le gigantisme en moins. Tout y est ciselé, morcelé en même temps que le tout se tient. Comme chez Strauss, des éléments hétéroclites se superposent ou se succèdent, or on entend bien qu’ils font partie d’une même entité, divisée, tour à tour anxieuse ou joviale, mais d’où ressort au final une extraordinaire envie de créer.
ULLMANN, Viktor (1898-1944)
Symphonies n°1 & 2 (...)
Juliane Banse, soprano ; Gürzenich Orchester Kölner Philarmoniker ; James conlon, dir. (enr. 2002/2003
Symphonie n°1. Symphonie n°2. 6 lieder pour soprano et ensemble de chambre. Don Quichotte danse le fandango
3 ULL 24
CANAVAGGIO, Jean
Don Quichotte, du livre au mythe : quatre siècles d’errance
Fayard, 2005
864 CER (Pôle Littératures)
Sous la direction de Jean-Pierre Sanchez
Lectures d’une oeuvre, "Don Quichotte" de Cervantes
Ed. du temps, 2001
864 CER (Pôle Littératures)