Notre premier rendez-vous concerne le thème du chef d’orchestre au XXème siècle, sa représentation en tant que mythe et la réalité de l’exercice de son métier. Ce thème sera illustré par trois documentaires, celui d’aujourd’hui traite des chefs légendaires du passé, les deux autres traceront le portrait de deux grands chefs d’orchestre du XXème siècle, Georg Solti et Herbert von Karajan.
Une grande cantatrice a dit un jour, non sans quelque malice, qu’en réalité les chefs d’orchestre ne font rien, et en un certain sens, elle n’avait pas tort. Le personnage debout derrière le pupitre de direction n’a rien d’autre à faire que de gesticuler et, au cours de la répétition, de convaincre, par le discours, ses musiciens de produire les sons tels qu’il les entend dans son esprit. Ce sont eux qui « font les choses » et non lui. C’est là une fonction unique dans la musique et le paradoxe qui la distingue explique la fascination ressentie par beaucoup à voir un chef d’orchestre imposer sa volonté à un ensemble d’individus doués de compétences et de talents exceptionnels.
De la télépathie
Nombreuses sont les anecdotes évoquant cette façon qu’ont les chefs de communiquer ce qu’ils attendent de l’orchestre, qui s’apparente beaucoup à la transmission de pensée.
Un jour, Victor de Sabata dirigea, pendant peu de temps, une répétition de Karajan qui devait tester l’acoustique d’un auditorium vide. Dès l’instant où Sabata leva sa baguette, sa personnalité s’exprima de telle manière que le timbre et le style de l’orchestre changea du tout au tout.
Lorsqu’il fit répéter l’Orchestre symphonique de la BBC, pour la première fois en 1935, Toscanini exécuta la quatrième symphonie de Brahms de la première à la dernière note, sans une interruption ni une seule remarque. C’était une œuvre que l’orchestre avait interprété plusieurs fois déjà, sous la direction de son chef permanent, Adrian Boult. Mais ce dernier observa que sa formation avait joué d’une manière tout à fait différente que lorsque qu’il était lui-même au pupitre. Pas un des instrumentistes ne fut capable de lui expliquer pourquoi ils avaient changé leur manière de jouer sans indication ni incitation explicites. Peut-être est-ce là la preuve de l’existence de la télépathie que constitue la direction d’orchestre.
Les ensembles instrumentaux de l’époque baroque furent réduits à de petits effectifs, inférieurs à 15-20 musiciens. Le compositeur-directeur de la musique organisait les répétitions de ses musiciens, puis les surveillait du clavecin. Ainsi travaillèrent Vivaldi, Bach, Haendel, Haydn. La musique d’église faisait parfois exception, puisque le maître de chapelle pouvait frapper les temps de sa canne sur le sol.
Dans cette préhistoire du chef d’orchestre, une seconde phase apparut au cours du XVIIIème siècle : la fortune du violon. Son écriture virtuose adaptée à des musiciens d’orchestre plus capables, déplacèrent le chef du clavecin au violon. De là, il faisait répéter ses instrumentistes et leur indiquait les départs en concert.
Une troisième phase s’ouvrit avec Beethoven : l’écriture symphonique se compliqua, certaines nuances étaient inattendues (par exemple le crescendo menant à la nuance piano) et le premier violon pointant son archet vers les groupes instrumentaux concernés n’était plus suffisant.
Pour être plus maniable, l’archet raccourci, allégé, devint une baguette : le chef d’orchestre au sens moderne était né. Il se plaçait devant les musiciens, et certains compositeurs furent des chefs de grande valeur (Carl-Maria von Weber, Hector Berlioz, Félix Mendelssohn, Franz Liszt, Richard Wagner).
Après 1850, l’apparition du chef interprète – non compositeur – annonça une quatrième période.
Le fossé s’élargit entre l’écrit et une tradition d’interprétation parfois douteuse, le compositeur n’étant plus là pour se défendre.
On a ainsi l’exemple de Léopold Stokowski qui n’avait aucun scrupule à modifier radicalement l’instrumentation d’une partition afin de rehausser la couleur sonore ou d’amplifier l’effet dramatique. Le chef d’orchestre prit alors une nouvelle responsabilité d’ordre moral. Ainsi Toscanini s’efforçait sans cesse de donner une traduction sonore le plus fidèlement possible de la partition imprimée.
Les différentes fonctions de chef à l’opéra et au concert restèrent bien séparées jusqu’au milieu du XXème siècle : Toscanini dirigea d’abord des opéras et se consacra ensuite aux concerts symphoniques.
En préambule du portrait du chef d’orchestre Georg Solti le samedi 10 janvier 2004 à 15h00 dans ce même auditorium, je vous entretiendrai brièvement de la technique et des méthodes de travail de la direction d’orchestre.
La vidéocassette que vous allez voir maintenant est un documentaire télévisé de la BBC2 réalisé en 1994, d’une durée de 2 heures Ce film se propose d’évoquer de manière simple et concise différents chefs d’orchestre célèbres, filmés en concert ou en répétition. Un certain nombre d’éminents musiciens font part aussi d’impressions et d’anecdotes sur les chefs évoqués avec lesquels ils furent en contact. Parmi ces témoins directs figurent les violonistes Yehudi Menuhin et Isaac Stern qui ont, tous les deux, travaillé avec la plupart de ces grands chefs. Le chef d’orchestre anglais John Eliot Gardiner se livre, quant à lui, à quelques commentaires sur l’art de quelques uns de ses aînés.
Vous partagerez avec eux l’intense émotion qui se dégage de ces images en noir et blanc, d’une valeur historique considérable.
En effet, voir Furtwaengler, les mouvements saccadés de sa baguette frémissante, c’est comprendre comment il obtenait d’un orchestre cette sonorité étirée et unique. Par contraste, la précision incisive et la tension de Toscanini dirigeant un concert s’imposent plus nettement lorsque l’on peut voir la concentration angoissée qui crispe son visage et les mouvements abrupts et très énergiques de sa baguette. Enfin, on sera littéralement transporté par l’intense engagement personnel de Léonard Bernstein dans son interprétation survoltée de la cinquième symphonie de Chostakovitch.