Ce texte constitue la première étape d’une série consacrée à la relation qu’entretiennent imitation, répétition et invention. Autrement dit, il s’agit d’explorer le processus de création musicale, lequel, comme tout mode d’apprentissage du reste, repose nécessairement sur un modèle qu’on reproduit avant de le dépasser ou non.
Pour bien comprendre ce qu’est un thème à variations, ou comment, à partir d’éléments communs et sans jamais s’éloigner vraiment d’un modèle originel, un artiste en vient à proposer toute une série de miniatures assorties de toute une gamme d’effets.
Napoléon III accorda aux peintres rejetés par l’Académie des Beaux-Arts d’exposer leurs œuvres dans un salon qui leurs serait réservé. Le premier salon du genre, nommé fort à propos Salon des refusés, se tint en 1863 en marge du Salon de Paris et fut l’occasion de montrer au public un tableau qui choqua profondément, à savoir le Déjeuner sur l’herbe.
En 1897, Emile Zola écrira de cette œuvre d’Edouard Manet que l’intention du peintre n’avait pas été de choquer, mais de mettre en relation des éléments contrastés dans le but de réaliser une représentation la plus fidèle possible de la nature. Quoiqu’il en soit, le scandale paraît démesuré si l’on considère que le sujet avait déjà été traité par Titien (Concert champêtre, 1508-1509). De plus, Manet avait dans un premier temps appelé sa toile du même nom qu’une composition d’Antoine Watteau (La partie carrée, 1713). Nul doute qu’il souhaitait s’inscrire dans une tradition et réaliser une étude au sens d’une construction basée sur des éléments techniques donnés.
Quand bien même il y aurait eu de la part de Manet quelque dessein subversif, cela n’empêcha pas d’autres artistes de s’inspirer de sa toile ; et parmi eux, Pablo Picasso.
Picasso ne se contenta pas de proposer sa propre version du Déjeuner sur l’herbe. En l’espace de sept ans (1960-1967), il réalisa toute une série de peintures, de gravures, de dessins, et même un ensemble sculptural, pour varier autant que faire ce peut les motifs du tableau de Manet. La série ainsi réalisée forme un tout cohérent, lequel doit impérativement être mis en rapport avec l’original. Picasso déplace, transforme, permute, retranche, ajoute, joue avec l’espace, la perspective, les couleurs, la lumière, les formes, les épaisseurs de trait, le rapport entre les plans, les proportions... Il se permet même d’explorer l’ambiguïté du sujet en proposant plusieurs peintures érotiques. Or toujours, sans exception aucune, l’original est présent et saute aux yeux.
Ce qui permet de toujours évoquer l’original, c’est le recours à un ensemble d’invariants autour desquels Picasso laisse s’épancher sa propre créativité. Ainsi reproduit-il systématiquement la végétation et la présence d’eau (plan d’eau ou rivière, selon) ; ainsi reprend-il presque toujours la composition en triangle, lorsque le triangle ne se transforme pas en carré, voire en rectangle ; ainsi ne met-il jamais en scène plus de quatre personnages, jamais moins de trois ; parfois place-t-il un personnage en dehors du triangle ou au milieu d’un des côtés du triangle ; d’autres fois, l’un des personnages se fond dans le décor et devient à peine visible ; dans quelques compositions, Picasso transforme un brin d’herbe en pipe ou retire la canne de l’homme du premier plan, sur la droite, et la fait même porter par un autre personnage ; il n’abandonne presque jamais les fruits renversés, impose de temps à autres la nudité à tous ses personnages, ou couvrent ces derniers diversement de coiffe ; la couleur chair, plus ou moins blanche ou plus ou moins rose, a toujours sa place, à l’exception près qu’une autre couleur (bleu, vert, jaune ou rouge) peut contaminer les corps ; le noir, quant à lui, bénéficie d’un privilège sans faille, puisqu’une des chevelures au moins s’en voit toujours pourvue ; le jaune, le vert et le bleu, pour finir, sont presque toujours présents.
Au total, il y a toujours suffisamment d’éléments empruntés au tableau original, même lorsque Picasso en retranche, pour que le Déjeuner sur l’herbe de 1863 apparaisse systématiquement en filigrane. En même temps, les impressions livrées à l’observateur varient sans cesse. Picasso montre que, à partir d’éléments communs et sans jamais s’éloigner tout à fait d’un modèle originel, il est possible de proposer toute une série de répliques assorties de toute une gamme d’effets. Ainsi définit-on le thème à variations.
Présentation
Un autre artiste que Manet révolutionna la pratique de son art, heurta certains esprits ou en enthousiasma d’autres : Niccolò Paganini (né à Gênes le 27 octobre 1782, mort à Nice le 27 mai 1840). Il choqua triplement. Par son physique d’abord - tête énorme juchée au sommet d’un corps rachitique, et mains gigantesques pareilles à celles des bûcherons ; par l’immensité de son talent, ensuite, jugé démoniaque donc fallacieux ; par ses compositions, enfin, promises à l’oubli, mais qui restent aujourd’hui encore au répertoire des plus grands violonistes. Certes, nous nous souvenons surtout du Deuxième concerto pour violon et orchestre ("La Campanella") et des Vingt-quatre caprices pour violon seul, fort peu, entre autres exemples, des quinze partitions pour guitare et instruments à cordes. Il n’en reste pas moins que sa traversée de l’Europe, qui fit comme une traînée de poudre enflammant les esprits, fut à l’origine directe de plusieurs chefs-d’œuvre signés Liszt, Brahms, Rachmaninov...
Chopin :