Les albums sortis en 1970 fêtent cette année leurs cinquante ans. Après quatre années passionnantes de créativités et d’innovations, cette nouvelle décennie s’annonce tout aussi excitante avec des albums importants et inoubliables. Voici dix références incontournables et dix autres plus confidentielles, pour faire le point sur cette année.
Miles DAVIS
Bitches brew
[Columbia]
1 DAV
‘’Bitches Brew’’ a été enregistré en trois jours (19-21 août 1969). Il incorpore plusieurs instruments électrifiés, tels que le piano et la guitare, et s’écarte des rythmes du jazz traditionnel en adoptant un style nouveau fait d’improvisations influencées par la musique funk et le rock. Avec le "Hot Rats" de Frank Zappa (enregistré en même temps, mais sorti avant), cet album inaugure le style jazz-rock, et rencontre un grand succès public, tant chez les rockers que les jazzmen, même s’il a en son temps rebuté pas mal d’amateurs de jazz traditionnel. Suivant son habitude, Miles Davis a appelé des musiciens pour participer à l’enregistrement de cet album, peu de temps avant l’enregistrement et avec un minimum de répétition, les musiciens ayant peu ou pas d’idées sur ce qu’ils allaient jouer. Miles Davis donnait ses instructions avant et pendant l’enregistrement, donnant le tempo et indiquant quand les musiciens devaient jouer un solo. Davis a composé la plupart des titres, à l’exception de deux morceaux importants, "Pharaoh’s Dance", composé par Joe Zawinul et la ballade "Sanctuary", composée par Wayne Shorter. De manière surprenante, l’album donne deux prises successives de "Sanctuary". Contrairement au style "cool" qui le caractérisait jusqu’ici, Miles Davis joue ici de manière agressive, dans le registre haut de sa trompette, par exemple dans "Miles Runs the Voodoo Down". Davis n’utilise pas le swing habituel au Jazz, et fait jouer du funk, à la manière de James Brown et Sly and the Family Stone, par sa section rythmique. Il a innové aussi en faisant jouer simultanément plusieurs pianistes, batteurs et guitaristes de basse en même temps, et surtout en utilisant des pianos et guitares basses électriques.
Curtis MAYFIELD
Curtis
[Curtom Records]
180 MAY
Cet album est l’un des meilleurs de Curtis Mayfield (mais en même temps, cet homme a-t-il jamais fait quelque chose de médiocre ou seulement moyen ?), un sommet en matière d’art vocal et de composition séduisante, à poser aux premiers rangs de la Musique Populaire Afro Américaine. Ce petit chef-d’œuvre, donc, sobrement intitulé "Curtis", nous ouvre les portes d’un chanteur et parolier surdoué et d’une sensibilité à fleur de peau. Tout est surprenant mais câlin, jamais brutal même quand la colère prend le dessus. Dès les premières minutes, le disque remporte l’adhésion, avec un titre d’ouverture absolument explosif, "If There’s a hell below, we’re all gonna go". Cela dit, la suite ne démérite pas ce départ sur les chapeaux de roue, avec des perles à chaque détour : la protest song "We the People who are darker than blue", la sublissime ballade "The Makings of you", le très dansant "Move on up", le malin "Miss Black America", etc... Il y a dans cette avalanche de titres plus réussis les uns que les autres, une dose de pop, rhythm and blues, un soupçon de funk, une pincée de jazz, de soul. Bref, une sorte d’alliage synthétique et réussi de tout un pan de la musique noire du 20ème siècle.
DEEP PURPLE
In rock
[Harvest Records]
2 DEE
1970. Deep Purple avait déjà sorti trois albums où les influences de la musique classique, du Rock et du psychédélisme, très en vogue, se télescopaient. Trois albums qui ne laissèrent pas un souvenir impérissable. Mais tout cela allait changer avec ce"In Rock" d’anthologie. Avant l’enregistrement de cet album, le groupe engage deux nouveaux musiciens issus d’un groupe obscur, Episode Six. Il s’agit de Roger Glover (basse) et de Ian Gillan (chant). Ce changement de personnel s’accompagne d’un changement musical. Sous l’impulsion du guitariste Ritchie Blackmore, la musique de Deep Purple devient bien plus dure, ’’In Rock’’ devient le premier album véritablement Hard Rock du groupe. ’’In Rock’’ est un album référence du genre et qui ouvrira les portes de la notoriété mondiale à Deep Purple pour l’éternité.
The DOORS
Morrison hotel
[Elektra Records]
2 DOO
Avec ce cinquième album, paru en 1970, les Doors condamnaient et tournaient en dérision, toujours avec la même délectation, l’Establishment et toutes les formes de pouvoir, tout en se montrant lucides quant au devenir de la "Woodstock Nation". Mais ‘’Morrison Hotel’’, paru entre’’ The Soft Parad’’e et ‘’Absolutely Free’’, est aussi le plus rhythm’n’blues de tous les disques jamais sortis par le quartette californien. Dans "Roadhouse Blues", "You Make Me Real" ou "Ship Of Fools", notamment, la voix du "roi Lézard " renvoie à un Howlin’ Wolf ou à un Lightnin’ Hopkins, tandis que la SG Standard de Robbie Krieger semble puiser ses sources dans le blues du Vieux Sud. Mention spéciale, également, pour le très Doors "Indian Summer". Le titre de l’album, "Morrison Hotel", provient d’un hôtel portant le nom du chanteur, par un pur hasard. Le disque est divisé en deux parties (correspondant en fait aux deux faces du 33 tours), intitulées respectivement "Hard Rock Cafe’’ et "Morrison Hotel". En plus des quatre membres « traditionnels » des Doors, on retrouve sur ce disque : Ray Neopolitan (basse), Loonie Mack (basse sur les morceaux "Roadhouse Blues" et "Maggie M’Gill"), "G. Puglese", pseudonyme de John Sebastian ("Harmonica sur ‘’Roadhouse Blue"s’’).
George HARRISON
All things must pass
[Apple Records]
2 HAR
L’ex-Beatles sort en 1970 ce triple album qui s’est vendu à plus de trois millions d’exemplaire, le Britannique a fait vibrer avec force sa fibre créatrice et a prouvé au monde entier que le génie des Fab Four ne se résumait pas qu’à John Lennon et Paul McCartney. George Harrison a en effet consommé avec soulagement son divorce avec les scarabées et n’a pas eu de mal a amorcer le virage de sa nouvelle carrière solo ; c’est pour lui une libération : il va enfin pouvoir sortir de l’ombre et affirmer ses propres talents de compositeur/interprète. Dans l’art de la composition de tubes à la fois accessibles et d’une grande poésie, Harrison est en effet un véritable orfèvre : il s’était déjà illustré sous l’ère Beatles en signant quelques bijoux qui ont fait date dans l’histoire. D’ailleurs, bon nombre de chansons de ce double album, à l’origine triple, sont en fait des morceaux qui ont été refusés par les Beatles, par exemple ’’All Things Must Pass’’ ou ’’I’sn’t It A Pity’’. Par son ampleur, sa diversité, ses influences parfois orientales, les genres abordés qui oscillent entre pop lumineuse, rock énergique et British blues, ’’All things must pass’’ est une œuvre fascinante à tout point de vue.
LED ZEPPELIN
Led Zeppelin III
[Atlantic Records]
2 LED
En plus de leur talent de compositeurs et d’instrumentistes, une des forces de Led Zeppelin est de toujours prendre une direction à laquelle personne ne s’attend. Ainsi de ce troisième album, à la tonalité majoritairement acoustique, qui est en son temps très incompris, mais a depuis gagné ses galons de classique.
John LENNON & PLASTIC ONO BAND
John Lennon & Plastic Ono Band
[Apple Records]
2 LEN
Sorti en 1970, "Plastic Ono Band" est le premier album solo de John Lennon à lui tout seul, sans particpation de Yoko Ono. Considéré comme inaudible par les critiques de l’époque (honnêtement, je ne vois pas en quoi il serait inaudible), l’album est un de ses plus réussis avec le suivant ("Imagine"), un des plus appréciés des fans. L’album offre une belle collection de classiques du chanteur : "Working Class Hero", "Mother", "God", "I Found Out". L’album a été enregistré avec la collaboration de Ringo à la batterie, Klaus Voormann à la basse, Billy Preston et Phil Spector aux claviers, Lennon lui-même à la guitare. L’album a été produit par Lennon, Yoko et Phil Spector.
SOFT MACHINE
Third
[Columbia]
2 SOF
Soft Machine était le plus jazzy des groupes de rock progressif britanniques de la fin des années 60. Cet album est leur chef-d’oeuvre. C’est également un des disques emblématiques de la période hippie, avec ses quatre chansons. Soft Machine était un trio, mais sur "Third", on retrouve cinq autres musiciens dont des cuivres et un violon. On pourrait penser que la musique a été composée sous l’influence des grands albums de 1969 de Miles Davis, "In A Silent Way" et "Bitches Brew". Cela donne un disque qui représente son époque, mais qui a surtout très bien vieilli.
The STOOGES
Fun house
[Elektra Records]
2 STO
En 36 minutes, les Stooges inventent l’album rock ultime. Iggy ne chante plus mais hurle, sa voix se noyant dans le torrent de fuzz déversé par Ron Asheton et la rythmique sauvage de Scott Asheton. Les Stooges sont rejoints par le saxophoniste Steven McKay sur cet album. Grâce à lui, le disque atteint son sommet sur les deux derniers titres : "Fun House" et "L.A. Blues", véritables morceaux de bravoure où l’influence free jazz est omniprésente. L’album suivant, "Raw Power", ne verra le jour que 3 ans plus tard : il était difficile de donner une suite à "Fun House"...
Neil YOUNG
After the gold rush
[Reprise Records]
2 YOU
Juin 1969, Neil Young franchit un des pas les plus importants de sa carrière. A l’initiative du président d’Atlantic, Stephen Stills lui demande de le rejoindre au sein de Crosby, Stills & Nash. Au contact du trio s’opère alors une évolution dans le style du loner. Un retour aux sources, à ses racines folks. A ce moment, son temps est partagé entre Crosby, Stills, Nash (& Young) et, parallèlement, ses séances d’enregistrement matinales, le plus souvent en compagnie de Stephen Stills et du guitariste de Grin, Nils Lofgren, passé au piano. Nils, futur guitariste du E-Street Band de Bruce Springsteen n’a alors que 17 ans. De ces séances paraît en septembre 1970 ‘’After The Gold Rush’’, le troisième album solo de Neil Young. Ce disque tourmenté sert de miroir à toute une génération : il se classe aussitôt en tête des hit-parades américains et britanniques.
EXUMA
Exuma
[Mercury Records]
052.2 EXU
‘’Exuma’’, l’album du projet du même nom, pseudonyme adopté par un musicien originaire des Bahamas Tony McKay et né dans les années 40. Celui-ci débarque à New York à la sortie de l’adolescence et tombe nez à nez avec la florissante scène folk de Greenwich Village qui s’apprête à envoyer au firmament Bob Dylan et Joan Boaez. Initialement repéré par un manager et signé par une major qui espère en faire le nouveau Dr. John, il adopte rapidement le nom d’Exuma et s’entoure de 6 musiciens : le Junk Band. La suite c’est un suicide commercial mais surtout la sortie de ’’Exuma I’’ en 1970, un disque magnifique de folk rock hippie baigné de percussions et d’influences africaines. La force d’Exuma c’est cette capacité à créer des climats sonores hantés et évocateurs d’un ailleurs peuplé de loups hurlant à la lune et de tempêtes tropicales qui lavent les âmes damnées.
Jean Pierre FERLAND
Jaune
[Barclay]
063.2 FER
Il s’avère presque impossible d’évoquer la chanson québécoise sans évoquer Jean-Pierre Ferland. Ce dernier est en effet une figure majeure de la chanson d’ici depuis les années 60. Le début des années 70 s’inscrit dans un mouvement de changements au Québec, notamment dans la musique populaire. Robert Charlebois et ses rythmes psychédéliques donnent l’idée à Ferland d’aller encore plus loin dans sa démarche de chansonnier. Il crée l’album ’’Jaune’’ album concept et qui s’avère très moderne dans ses orchestrations et sa prise de son (issu de la collaboration avec André Perry et de Michel Robidoux). Les chansons ’’Le petit roi’’, ’’Sing sing’’, ’’le chat du café des artistes’’ et ’’Quand on aime on a toujours vingt ans’’ marquent particulièrement le répertoire de l’artiste. ’’Jaune’’ est considéré comme un classique de la musique québécoise. Toutes ces années n’ont pas rendu ’’Jaune’’ obsolète. Au contraire, elles ont consolidé sa place dans l’histoire.
José MAURO
Obnoxius
[Quartin Records]
049.2 MAU
Comme pour beaucoup de disques produits par Robert Quartin ("Coisas" de Moacir Santos par exemple, ou "Os Afro-Sambas’’ de Baden Powell et Vinicius), cet album semble se dresser tel un mirage où se mélange des sonorités latin-jazz, folk psyché et orchestration baroque. Enregistré à l’ère de la censure oppressive de l’État, l’album est le résultat d’un défi face à une dictature militaire écrasante. Alors que de nombreux musiciens de l’époque ont fui le pays, préférant les Etats-Unis riches et libérés, de jeunes musiciens rebelles comme Mauro ont choisi de rester et de refléter leur colère contre les autorités à travers des chansons de protestation comme ’’Apocalipse’’